PROJET BÉNÉVOLE EN POLOGNE (2019) - Dominika, l'anarchiste : « Tout le monde doit vivre sa vie »
PORTRAIT D'UNE FÉMINISTE POLONAISE
« Un jour, Emma Goldman a dit, “Si voter change quelque chose, ils l'auraient rendu illégal”. Je suis d’accord avec elle, les changements en politique ne sont pas les bienvenus. Le système est déjà défini, et nous définit nous aussi. Je ne crois ni aux élections ni au système politique, qui sont malhonnêtes, mais je crois en l’humain. Peut-être que je me trompe, mais c’est ainsi que je vois les choses. » Dominika Bremer, jeune anarchiste et féministe, raconte son engagement en Pologne.
Par Pauline Roussel
Curieuse Dominika
Dès notre première rencontre, Dominika attise ma curiosité. Nous sommes le 18 janvier à une réunion Manifa de Cracovie, comité de manifestations pour les droits des femmes. Le froid picote mes oreilles et le ciel noir m'accompagne dans la rue Kremerowska. Je sonne au numéro 6.
Dominika, 24 ans, m'accueille. Son nom de famille : anarchiste. Clope au bec, c’est ainsi qu’elle se présente. Sans détour. « Moi, je suis anarchiste. » Déjà trois mois que je me promène dans le monde féministe de Cracovie, elle est la première personne que je rencontre adoptant cette idéologie.
Sans hésiter, je lui propose d’écrire un portrait de sa personne. Enthousiaste, elle accepte. Nous nous retrouvons un mois plus tard.
Chez Dominika, les chaussettes sont toujours dépareillées, les cheveux sont des dreadlocks et les yeux malicieux se marient à un sourire pétillant. Cette personnalité colorée est aussi façonnée par des mots qui se dédoublent, comme le « oui, oui », et une parole empressée. Enfin, cette fraîcheur désinvolte que dégage la jeune Dominika s’accompagne d’une touche de douceur.
Dominika ou « l'Art de vivre »
Originaire d’une petite ville de Silésie, Chorzów, Dominika s’installe il y a cinq ans à Cracovie pour ses études. À l’Université Jagellone, elle obtient sa licence en Théâtrologie. Des études sur l'ethnologie, la critique et l’art du théâtre. Mais un beau matin, Dominika réalise que le théâtre est un domaine dans l’art « vraiment, vraiment » exclusif. Une légère déception pour la jeune femme, persuadée que nous pouvons changer le monde à coup de pièces de théâtre.
Alors, elle décide de mettre un terme à ses études. Néanmoins, sur son temps libre, Dominika s’adonne à du théâtre qu'elle nomme : « social et alternatif ». « Je pense que oui. Oui, il est possible de faire du théâtre un art populaire, accessible aux personnes qui n’ont pas le privilège de profiter de cette culture en tant qu’institution. »
À la suite de sa licence, Dominika s’accorde une année sabbatique afin de « prendre le temps de reconsidérer le monde » qui l’entoure. Dès lors, elle rencontre l’anarchisme. Aujourd’hui, cette jeune femme suit un master Service social, des études qu’elle aimerait lier à son activisme anarcho-féministe. « Pour le moment, je ne sais pas comment fusionner mes études avec mon activisme puisque, malheureusement, le service social est une théorie pondue par le système. Système auquel je m'oppose, de toute évidence. » Elle esquisse un rire.
Dominika ou la fascination anarchiste
La brise anarchiste caresse la pensée de Dominika vers l’âge de 21 ans. Elle était alors volontaire dans un petit festival de théâtre à Węgajty, village au Nord-Est de la Pologne. « C’était vraiment un beau moment. Dans ce festival, j’ai eu la chance de voir des performances artistiques et de partager des activités avec des personnes en situation de handicap, des immigrés et la population locale. J’y ai rencontré de merveilleuses personnes. Il y avait notamment un groupe de filles qui, s’y je ne me trompe pas, s’appelait Sirènes. » Dominika suivra ce groupe au squat Syrena de Varsovie(1). Charmée par ce lieu « où règne l’entraide », elle découvre un univers qui ensorcelle son corps de la tête aux pieds.
Alors, Dominika est prise d’une soudaine envie, celle de s’impliquer dans le monde anarchiste de Cracovie. Elle s’investit tout d’abord dans la fédération anarchiste de cette ville. « L’anarchisme devenait une fascination, ma fascination. Mes premières lectures sur cette conception ont été les écrits d’Emma Goldman, une anarcho-féministe russe, émigrée aux Etats-Unis. Et oui oui, je pense que c’est aussi pour ça que le féminisme est ancré dans mon cœur. » Elle sourit.
Puis, la jeune femme crée avec d’autres jeunes de Cracovie un groupe anarchiste. « C'était une coopérative(2) aux idées nouvelles et au sang neuf. » Dans ce groupe, l’osmose est plus forte selon Dominika. Elle peut s’adonner à mettre en pratique sa philosophie de vie. Enfin, même si d’aucun pense que Dominika et l’anarchisme n’est qu’un amour de jeunesse, elle y croit plus que tout et puise un soutien inconditionnel en sa sœur jumelle, Magda.
Dominika, l'éthique et l'anarchisme
« Ma sœur et moi pensons que l’anarchisme est une philosophie de vie éthique. Cette dimension m’est très importante. Celle d’être juste avec les personnes, de faire mon bonheur avec autrui. Ainsi, je donne du sens à ma vie. » Avec Dominika, idéalisme et réalisme se réconcilient. Ses idées anarchistes font planer son âme sur un petit nuage d’espoir, mais son esprit, lui, reste les pieds sur terre.
Au plus proche de ses racines, elle aime penser que le peuple est seul à pouvoir insuffler un vent de changement dans nos sociétés. En polonais, elle utilise le mot oddolnie pour exprimer sa pensée. Cela signifie du bas vers le haut. Pour Dominika, les hommes et les femmes sont leur propre source d’émancipation. Selon cette appréciation, le système politique n’est « qu’un gouffre aspirant les humains lentement ». Qui plus est, Dominika ne souhaite pas vivre dans un système qu’elle considère représentatif de la structure patriarcale et capitaliste.
Pour elle, ce système est un rideau cachant derrière le superficiel l’essentiel. « C’est-à-dire, l’humain. » Et si Dominika ne croit définitivement plus au système politique, elle pense qu'il est possible de vivre en harmonie, autrement. Il suffit de se rapprocher de cet essentiel. Pour notre anarchiste, tout le monde peut créer sa propre microstructure de vie avec des personnes respectant les mêmes normes et valeurs.
Alors, à la Living my life d’Emma Goldman - entre poésie et quotidien, espoir et désenchantement - Dominika souhaite vivre sa vie du mieux qu’elle peut tout en apportant son soutien aux personnes qui l’entourent. Ces armes, pour parvenir à prendre soin des autres, ne sont pas seulement les théories - anarchistes et féministes - mais les gestes du quotidien. Être active, voici ce qui compte pour elle. « Les grands discours coulent mais ne vont jamais à la source. »
« Je pense qu’il est vraiment, vraiment, important de croire que le changement est encore possible, même si cela peut paraître utopique. Sans cet espoir, nous nous résignons à ne plus rien faire. Puisque les projets politiques ne s’occupent pas du bien-être des personnes comme ils le devraient tous, à nous de prendre soin les uns des autres. » Pour Dominika, tout le monde doit vivre une vie heureuse, à l'image de la définition de la liberté théorisée par Bakounine.
Dominika, féministe marxiste
Pour la jeune anarchiste, le féminisme ne doit pas s’enfermer dans la sphère politique. Ainsi, Dominika se revendique du féminisme marxiste. Issue du féminisme radical des années 1970, cette pensée considère que le système capitaliste entraîne avec lui l’oppression des femmes, c’est-à-dire leur infériorité économique, politique et sociale. De plus, ce courant affirme que la société, son fonctionnement et l'appareil étatique sont majoritairement issus des hommes, donc imprégnés d’un caractère patriarcal. À l’instar de Karl Marx, ce féminisme invoque la lutte des classes en tant que lutte des genres. Le système patriarcal devient ainsi la classe dominante, comme le patronat, opprimant la classe dominée des femmes, à l’image des ouvriers de l’ère industrielle.
Selon la pensée de Dominika, aucune féministe ne devrait avoir pour ambition de s’inscrire dans le système politique puisque, de cette façon, elle alimente le système patriarcal et la domination de classe. « Ce n’est pas une femme célibataire travaillant dans une petite boutique avec 1000 złoty(3) par mois et deux enfants à charge qui pourra prétendre à une place au gouvernement. Seules les femmes qui sont déjà dans une position élitiste peuvent avoir ce “privilège”, à supposer que s’en est un. Ce système reproduit les inégalités économiques et sociales. Il traduit le fait que nous n’avons pas toutes et tous les mêmes chances de pouvoir accomplir nos rêves et nos désirs. »
Puis, en tant que féministe matérialiste, Dominika souhaite aider les femmes en situation de précarité. Ces mêmes « femmes oubliées du combat féministe en tant que pouvoir politique », bien souvent connu comme le « féminisme libéral ». Pour Dominika, il existe une multitude de problèmes sur le plan élémentaire de la vie, mais personne ne s’intéresse à ces combats. « Les femmes en situation de précarité, celles qui triment au quotidien, ne font pas partie des grandes luttes féministes et politiques. Pourtant, si l’avortement est un jour libéralisé en Pologne [grande lutte féministe dans le pays], cela ne donnera pas plus de confort à toutes ces femmes qui dorment dehors depuis des années. » Dominika assume ses idées anarchistes avec modestie. Loin de se détacher de la lutte pour la libéralisation de l’avortement, elle avoue pourtant ne pas en faire sa priorité.
Selon elle, la solidarité entre les femmes est absente du système. Dominika le déplore puisqu'elle est sincèrement convaincue qu’en s'unissant, les femmes peuvent changer la société. « Pour que cette sororité naisse, le féminisme doit rester une lutte du peuple. »
(1) Lors du week-end que Dominika passe à Syrena, des événements pour les femmes autour de l’œuvre de Silvia Federici The Caliban and the witch sont organisés. Ce livre raconte comment le capitalisme à tuer les sorcières. Du moins, comment ce système est source de reproduction des rôles et des statuts féminins.
(2) Coopérative des pratiques subversives.
(3) Environ 250 euros par mois.
Contexte
Rencontre réalisée en 2019 dans le cadre d'un projet citoyen et solidaire partant à la rencontre des luttes féministes en Pologne: Sto Lat Gƚosu Kobiet. Ce projet a été mené en tant que bénévole, avant d'intégrer une formation journalistique. Sur ce book, quelques articles rédigés en 2018-2019 ont été repostés.
Description du projet Sto Lat Gƚosu Kobiet :
Pologne, 2018. Année des 100 ans de l'indépendance nationale. Certes. Mais aussi, année des "100 ans de voix des femmes" (sto lat gƚosu kobiet, en polonais). Anniversaire invisibilisé, voire oublié ? Et pourtant, 100 ans de reconnaissance, de droit de vote.
Sto Lat Gƚosu Kobiet est un projet citoyen et solidaire, à la rencontre des luttes féministes polonaises d'hier, et surtout d'aujourd'hui, et de leurs protagonistes. Crée en 2018, avec le soutien du Cridev de Rennes, je le réalise (principalement à Cracovie) d'octobre 2018 à avril 2019. Ou plutôt, "nous" le réalisons, avec les féministes : Sto Lat Gƚosu Kobiet se veut être un projet déconstruit, d'apprentissage et de partage.
Après la création de ce projet, vient la rédaction d'articles et portraits sur les féminismes et féministes en Pologne (en tant que bénévole, pour quatre rédactions francophones : Noctambule, Histoires Ordinaires, Hajde et Le petit journal de Varsovie).
Autour du projet :
Élue coup de cœur du 4bis de Rennes, région Bretagne, et boursière du Fonds rennais d'initiatives jeunes (Frij).
Lauréate de la bourse Jeunes à travers le monde (JTM), du département d'Ille-et-Vilaine.


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