ENQUÊTE DE SOLUTION (2021) - Violences conjugales : soigner les auteurs
De 2009 à 2021, l’association Passible, basée à Grenoble, a pris en charge les auteurs de violences conjugales pour lutter contre la récidive. Un travail de soins psychologiques à l’utilité désormais reconnue par les pouvoirs publics. Pourtant, cette association précurseure a peiné à trouver les ressources qui auraient pu garantir sa pérennité et l’aventure s’arrête fin 2021. Ses activités sont toutefois reprises par le Comité dauphinois d’action socio-éducative, acteur majeur de l’action sociale locale.
Par Morgane Dévérin, Pauline Roussel et Jonas Schnyder / Illustrations de Léonie Siegler
« Je n’aime pas quand les gens fument. On avait un accord avec ma conjointe de l’époque : elle devait arrêter. Quand elle a repris, je me suis senti trahi. Je l’ai poussée, témoigne François (1), calmement. Elle a appelé la police. L’expertise médicale a conclu à trois jours d’incapacité totale de travail. » C’était en août 2021. À l’époque, dans l’attente de son jugement, François est suivi par Passible, association grenobloise spécialisée dans la prise en charge des auteurs de violences conjugales, voire intrafamiliales, et proposant un service de soins psychothérapeutiques spécifiques.
« Il ne faut pas opposer le soin des auteurs à l’accompagnement des victimes », insiste Jean-Marc Jouffe, psychologue et cofondateur de Passible. C’est après avoir travaillé auprès de ces victimes qu’il décide, avec trois autres psychologues (2), de créer Passible en 2009. « La majorité d’entre elles retournait auprès de leur conjoint violent, donc on a voulu s’occuper de l’autre moitié du couple », raconte-t-il. En France, près de 160 000 personnes sont victimes de violences conjugales, selon les chiffres de 2020 du ministère de l’Intérieur. Quant à l’Isère, sur environ 1,3 million d’habitant·es, cela représente plus de 2 800 femmes chaque année (3).
L'auteur comme patient, sa souffrance comme question
En 2020, Passible suit 118 personnes, dont 86 % d’hommes de tous niveaux socioprofessionnels. Si un tiers des auteurs est volontaire pour participer aux consultations, la majorité vient sous main de justice, pour des actes de violences de natures diverses. « Techniquement, l’obligation de soin peut être ordonnée pour quasiment tous les crimes et délits. En pratique, elle est ordonnée par le juge quand le mis en cause a des problèmes psychologiques ou d’addictions, et que les soins peuvent permettre de limiter le risque de récidive », précise Eric Vaillant, procureur de la République à Grenoble.
Ainsi, il n’y aurait pas de profils-types, mais bien des ingrédients communs liés à des traumatismes infantiles qui, dans certaines relations, peuvent affecter le lien conjugal. Passible considère l’auteur comme un patient afin de se recentrer sur les origines de sa souffrance. « Nous ne cherchons pas à comprendre pourquoi il fonctionne comme il le fait, mais à trouver des stratégies qu’il puisse adopter pour éviter la violence », décrit Clément Ségissement, psychologue à Passible.
En 2021, c’est dans une pièce impersonnelle, prêtée par la Maison de la justice et du droit, que les patients sont reçus. Sans excuser l’auteur ni laisser planer de doutes sur sa responsabilité, les séances visent à l’amener à changer son rapport à lui-même et aux autres. Un travail que François a effectué au fil des consultations : « Mes exigences et ma façon de les imposer dans mon couple… c’était malsain. Maintenant, je sais comment me comporter. »
Des limites extérieures aux soins
Par manque de ressources, l’association ne peut financer qu’un équivalent temps plein, partagé entre quatre psychologues qui suivent une cinquantaine de patients. Une situation qui rallonge les délais de prise en charge de plusieurs mois et empêche l’association de répondre à la demande. En 2021, 42 patients sont en attente d’obtenir un premier rendez-vous chez Passible. De plus, l’impact du suivi psychologique dépend aussi de l’environnement social du patient. « Notre accompagnement est plus efficace quand la vie personnelle ou professionnelle du patient s’améliore, assure Clément Ségissement. Une situation précaire peut être un déclencheur de violence. »
Dans d’autres cas, c’est à la suite de décisions de justice que le processus de soin prend fin. Pendant neuf mois, le psychologue suit un patient sous contrôle judiciaire qui « se remet beaucoup en question ». En novembre 2021, il est finalement condamné à onze mois de prison ferme, ce qui signifie la fin de son suivi : Passible n’intervient pas en milieu carcéral. « J’ai vraiment peur pour lui, en prison on ne sort pas du cadre de la violence, s’inquiète le professionnel. Peut-être qu’il pourra voir un psychologue en interne. »
Autant d’entraves qui limitent l’utilité du dispositif. Par ailleurs, pour certaines associations de protection des victimes, un tel suivi ne devrait se faire que dans un cadre bien établi. « Il faut d’abord une sanction dissuasive dès le premier acte de violence. Puis un suivi psychologique systématique des auteurs avant leur condamnation, insiste Sylvaine Grévin, fondatrice de la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF). C’est la seule manière d’évaluer la dangerosité de la personne et d’adapter les soins en conséquence pour les profils réceptifs à un accompagnement psychologique. » Faut-il encore que des soutiens politiques et financiers s’engagent. Ce qui ne va pas de soi, comme l’illustre l’histoire de Passible.
Une cause qui « n'attire pas les larmes »
Depuis sa création, l’association peine à obtenir et à pérenniser ses soutiens financiers (4). Le Département, par exemple, se désengage en 2016. « C’était après un changement d’orientation politique, plus à droite : les auteurs de violences "ça ne les concernait plus", déplore Brigitte Périllé, secrétaire de Passible, installée dans le bureau des femmes élues de l’Isère (AFEI38), dont elle est aussi secrétaire. On n’attire pas les larmes, on a été victime de la difficulté des pouvoirs publics à entendre la cause. »
Un combat pourtant essentiel selon l’association. Elle avance un taux de récidive moyen de 20 % pour les 1 100 patients suivis depuis ses débuts, contre 45 % au niveau national pour l’ensemble des auteurs. Mais ces taux restent malgré tout indicatifs. « La non-récidive, et donc l’efficacité de notre démarche, est très difficile à estimer. Cela dépend des cas qui arrivent jusqu’à la justice. Si l’auteur n’est pas pris, il n’est pas comptabilisé », relève Alain Legrand, président et fondateur de la Fédération nationale des associations et des centres de prise en charge d’auteurs de violences conjugales et familiales (Fnacav) (5). Ainsi, si l’ensemble des structures en France observe des résultats positifs, il n’existe pas à ce jour de statistiques solides au niveau national. Des chiffres pourtant indispensables pour valoriser la démarche auprès des financeurs potentiels et obtenir les fonds nécessaires pour mettre en place une administration… qui permettrait de créer ces données.
Ce cercle vicieux, doublé d’une perpétuelle recherche de soutiens, conduit à l’épuisement des équipes de Passible. Le Grenelle contre les violences conjugales avait pourtant suscité des espoirs. Organisé en 2019 par le gouvernement français en réaction aux féminicides et aux manifestations qui ont secoué la France cette année-là, une quarantaine de mesures avait été annoncée, dont le soutien à la prise en charge des auteurs de violences. « C’est une reconnaissance de nos actions, mais le Grenelle ne débloque pas les moyens nécessaires », regrette Danielle Durand-Poudret, présidente de Passible, lors de l’assemblée générale de décembre 2021.
La fin de Passible, un nouveau départ
À la suite de cette assemblée, et devant la persistance des difficultés institutionnelles et financières, l’association décide de se dissoudre. Son activité est toutefois reprise par le Comité dauphinois d’action socio-éducative (Codase), un acteur majeur de l’action sociale locale, déjà lié à l’association. Jean-Marc Jouffe est psychologue clinicien pour la protection de l’enfance au Codase depuis 1998. Quant à Clément Ségissement, il y intervient ponctuellement pour des stages de sensibilisation. En prenant le relais début 2022, le Codase poursuit les suivis engagés et concrétise sa volonté d’élargir sa mission de protection de l’enfance aux violences intrafamiliales. « Sur près de 1 400 mineurs qu’on accompagne en milieu ouvert, plus de 65 % ont des parents aux relations conflictuelles, même s’il n’y a pas toujours de violence », souligne Hervé Ternant, directeur général du Codase.
« La reprise par le Codase est ce qu’il pouvait arriver de mieux, affirme Odile Nesta, psychologue à Passible et cofondatrice. Nous n’avons pas pu devenir l’institution qu’on souhaitait. » Prêt à être investi de nouvelles énergies et de moyens plus conséquents, le projet de l’association se poursuit pour lutter contre les violences conjugales et intrafamiliales.
(1) Le prénom a été changé.
(2) Nelly JANIN-QUERCIA, Odile NESTA-ENZINGER et Delphine BARON.
(3) Calculé d’après le rapport du ministère de l’Intérieur (2,2 femmes victimes de violences conjugales pour 1 000 habitants en 2020 ) et le rapport Populations légales en vigueur à compter du 1er janvier 2020 de l’Insee.
(4) En 2020, l’Agence régionale de santé, le Fonds interministériel de la prévention de la délinquance, la Métropole et la Ville de Grenoble couvrent 40 % de ses 64 000 euros de budget.
(5) Créée en 2003, la Fnacav regroupe 39 associations de prise en charge des auteurs de violences conjugales.
Contexte
Enquête réalisée entre septembre et décembre 2021 dans le cadre du Master 2 en journalisme de l'École de journalisme de Grenoble, signée Morgane Dévérin, Pauline Roussel et Jonas Schnyder (avec le soutien de la journaliste Sophie Roland).
Il s'agit ici de la version complète et finale de l'enquête. Cette dernière n'a pas été publiée dans un média.
Un podcast où témoigne François, auteur interrogé, accompagne cet écrit. Disponible par mail, en envoyant une demande à pauline.rousseldupont@gmail.com.

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